≈ 2 heures · Sans entracte
Dernière mise à jour: 18 mars 2024
J’ai attendu avant de monter une pièce de Tchekhov.
Attendu de gagner en expérience en tant que metteuse en scène et en tant qu’être humain. Parce que son œuvre est tellement complexe, la ligne à suivre est tellement fine. Tchekhov adorait lire des vaudevilles et, à l’opposé, un de ses livres de chevet était Hamlet de Shakespeare. Il qualifiait ses pièces de comédies alors que leur issue est souvent tragique. Son œuvre théâtrale exige tout un travail d’équilibriste.
Pour Tchekhov, le théâtre n’a besoin « ni d’anges ni de démons ». Il aborde l’humanité de ses personnages avec lucidité et intransigeance, mais son approche n’est pas cynique. Il ne formule pas de diagnostics sinistres sur ses personnages à partir d’une posture de supériorité, comme celle qu’adoptent ceux qui se posent en juges. Au contraire, il écrit en se positionnant comme un témoin impartial. Tchekhov appartient à cette catégorie d’écrivains qui observent l’homme dans toute sa diversité sans endosser le rôle d’un juge ou d’un arbitre. Il fallait donc faire ressortir tout ce qui rend complexe un être humain : ses travers, ses maladresses, son imperfection, sa vulnérabilité. Sans les caricaturer à outrance. Sans les transformer en monstres ou en victimes seulement. Sans les condamner. Mais sans les épargner non plus.
Dans La mouette, il est beaucoup question d’art et d’amour, de confrontation générationnelle, mais on y voit surtout, pour reprendre une célèbre réplique de Michel Tremblay, « une gang de tu-seuls ensemble ». On y voit aussi une génération qui ne perçoit pas la détresse d’une autre, trop occupée par la course effrénée de la vie et par ses problèmes (légitimes, par ailleurs, là n’est pas la question).
Et comment traduire ce lien si singulier que Tchekhov réussit à créer entre le lecteur ou la lectrice et son œuvre. Il se branche directement à notre cœur, à notre humanité! Comment ce lien entre les interprètes qui portent la pièce et les spectateurs·trice·s peut se maintenir? On s’est dit : faisons comme Tchekhov, invitons d’abord tout le monde « chez nous », à s’assoir dans notre été de théâtre, sur scène. Saluons-nous, rencontrons ceux et celles qui seront assis·e·s plus tard dans la salle quand la pièce aura commencé. Créons le contact d’humain à humain avant d’établir celui d’interprète à spectateur·rice. L’état de réception sera plus intime, en tout cas c’est mon pari. Et renouvelons le lien de temps en temps en enlevant le quatrième mur. Être tous·tes ensemble dans le présent, ne serait-ce qu’un moment fugitif, c’est toujours ça de gagné dans notre inéluctable solitude.
Je suis dans une gratitude sans fin envers Mani Soleymanlou et le Théâtre français du CNA, qui m’ont permis d’explorer en résidence cette pièce de Tchekhov. Un grand merci aussi à Philippe Cyr, avec qui la conversation artistique a été riche et juste, et à toute l’équipe du Théâtre Prospero qui nous a accueilli généreusement pour créer ce spectacle.
Je salue le talent de toute l’équipe de conception, de production et des technicien·ne·s qui ont travaillé très fort. Toute l’équipe d’interprètes, courageux·ses et engagé·e·s – on aura peaufiné jusqu’à la dernière minute! Merci pour votre confiance. À la jeune metteuse en scène Sophie El-Assaad qui est venue créée la performance de Kostia avec Nina (sa passion et sa rigueur sont admirables!). Et à Marc-Antoine Brisson, stagiaire à la mise en scène, extrêmement généreux dans nos échanges – tu as été un compagnon de création attentionné et inspiré.
Vive le théâtre! Vive l’art vivant!
Merci d’être là.
Pour les saisons 2022-2023 et 2023-2024, le Théâtre français a ouvert les bras à Catherine Vidal, tête chercheuse à la culture large, à la curiosité intarissable et à l’intelligence vive, qui a déjà présenté trois spectacles au CNA : elle a orchestré la traversée fantasmatique de Je disparais de l’auteur norvégien Arne Lygre (2017), a agencé les paroles de femmes dans l’événement théâtro-littéraire S’appartenir (e) (2015) et a signé l’adaptation scénique et la mise en scène du roman Le grand cahier d’Agota Kristof (2012).
Son but comme artiste en résidence était de construire un cahier dramaturgique et scénique qui servira de pierre d’assise à une mise en abîme de La mouette de Tchekhov. Pour nourrir la bête, elle a rassemblé des textes, des échos, des images, des musiques et des ambiances, pour les éprouver dans le corps des interprètes.
Divers rendez-vous ont été organisés afin de permettre au public de suivre l’évolution du projet. Il y a notamment eu la lecture-spectacle Je suis Tchekhov, non ce n’est pas ça (le 4 décembre 2023), qui nous présentait le résultat des recherches qu’elle avait entreprises avec son collaborateur dramaturgique Guillaume Corbeil autour de textes connexes qui éclairent La mouette.
Lettres
À deux reprises en 2023, Catherine Vidal a aussi partagé aux spectateur·rice·s du Théâtre français ses impressions sur sa résidence et son travail de création sur La mouette.
Nous vous invitons à (re)lire les deux lettres qu’elle a rédigées :
Julien Morissette brosse ici un éclairant portrait de Catherine Vidal. Il s’entretient avec elle sur son projet de résidence au Théâtre français autour de La mouette. Elle parle de son approche toute personnelle de ce grand classique. Vous entendrez aussi Guillaume Corbeil, qui en signe l’adaptation.
L’enregistrement s’est fait en décembre 2002 à l’occasion d’une première lecture de la pièce de Tchekhov en présence des interprètes.
Écoutez le balado en cliquant ici.
« Un amour impossible, ça fait des bonnes histoires, mais dans la vraie vie c’est de la merde. »
La mouette nous propose d’observer un microcosme de société pour déceler ce qui s’y joue réellement entre les individus : tensions générationnelles, triangle amoureux, désir naissant, freiné ou rabroué. Macha est amoureuse de Kostia, jeune écrivain et fils d’Arkadina, actrice célèbre qui se moque cruellement de lui, sans reconnaître son talent. Mais Kostia est amoureux fou de Nina, une jeune comédienne à qui il offre sa première pièce, un manifeste pour un théâtre nouveau. Or Nina s’est amourachée de Trigorine, un homme de lettres renommé, amant d’Arkadina.
Ce monument d’Anton Tchekhov traite de l’importance de l’art et de la création, de la volonté des jeunes artistes de s’affirmer, des pulsions de vie et de mort, de l’insoutenable légèreté et lourdeur de l’être. À travers leurs jeux, spectacles et dîners, ses personnages aspirent à l’amour et à la reconnaissance. Des humains complexes et émouvants, inéluctablement seuls, ensemble.
Entourée d’une formidable distribution de dix interprètes, la metteuse en scène Catherine Vidal s’attaque à ce classique dans une adaptation québécoise inédite de l’auteur Guillaume Corbeil. Sa mise en scène voyage entre réalisme et symbolisme, brouille les frontières entre la scène et la salle, et se focalise sur l’humain et ses relations ambigües comme matière première théâtrale. Catherine Vidal pose par ailleurs un geste de transmission remarquable : elle laisse la jeune metteuse en scène Sophie El-Assaad orchestrer une scène phare de La mouette, la pièce de théâtre de Kostia jouée par Nina dans l’acte 1. Un symbole fort de son engagement envers la nouvelle génération d’artistes.
SORINE. Ah, l’insécurité des artistes… Tu t’es mis dans la tête que ta mère va pas aimer ta pièce. Mais moi je te le dis : elle t’adore.
KOSTIA. Non, elle m’aime pas! Elle a envie de vivre! De voyager, de faire l’amour, de porter des belles petites robes… Mais moi j’ai vingt-cinq ans! Ça lui rappelle constamment qu’elle est plus jeune! Quand je suis pas là, elle a trente-deux ans, mais quand je suis là, elle en a cinquante-trois. C’est pour ça qu’elle m’haït! Pis en plus, elle pense que je connais rien au théâtre. Elle aime ça, le théâtre, elle s’imagine qu’elle est au service de l’humanité, de l’art avec un grand A, mais pour moi, le théâtre au sens où elle l’entend, c’est poussiéreux pis tellement insignifiant. Quand le rideau se lève pis que, dans un petit éclairage gentil, derrière un quatrième mur gentil, nos belles vedettes gentilles font semblant de manger, boire, aimer, marcher… quand elles déclament leurs petites répliques écrites de manière pseudo-réaliste pour nous faire la morale – une petite morale tellement gentille, tellement évidente, tellement manichéenne –, j’ai juste envie de me sauver en courant.
SORINE. Mais on a besoin du théâtre.
KOSTIA. On a besoin de formes nouvelles. Sinon, on est aussi bien de juste… crisser le feu. Des fois j’aurais voulu que ma vie soit plus simple. Si ma mère avait pas été une vedette, si elle avait été une femme ordinaire, je suis sûr que j’aurais été plus heureux. Si tu savais comment des fois ça me déprime : elle est là à recevoir des artistes, des écrivains… Ils me parlent juste parce que je suis son fils. J’ai lâché l’université, j’ai pas de talent particulier, pas une cent… J’ai la gueule de mon père, mais tout le monde sait que moi je serai pas un grand acteur, comme lui! Tout ça pour dire que tous les grands écrivains qu’elle reçoit chez elle, quand ils me faisaient la grâce de reconnaître mon existence, je suis convaincu qu’au fond ils se disaient que je suis un raté!
SORINE. Il est comment, son fameux écrivain? J’arrive pas à le cerner. Il parle pas beaucoup.
KOSTIA. Il est intelligent, mais je sais pas, peut-être un peu simple. Il a pas cinquante ans, mais il est déjà célèbre. Et riche... Monsieur boit juste du champagne. Pis ce qu’y écrit... comment je te dirais ça? C’est gentil, très bien fait, mais... on est loin de Tolstoï ou Zola!
SORINE. Moi, je les ai toujours aimés, les écrivains. Quand j’étais jeune, il y a deux choses que je voulais faire dans la vie : me marier et devenir écrivain. Zéro sur deux! Sincèrement : être même un petit écrivain de livres pour enfants, ça m’aurait rendu heureux. Quand je pense au fait que j’ai passé vingt-huit ans de ma vie au ministère de la Justice…
Anton Tchekhov est un écrivain et dramaturge russe ayant vécu de 1860 à 1904. Tout en exerçant sa profession de médecin, il publie plus de 600 œuvres littéraires entre 1880 et 1903, dont de nombreux contes, nouvelles et récits. Ses pièces, dont La mouette, Platonov, La cerisaie et Oncle Vania, font de lui l’un des auteurs les plus connus de la littérature russe.
Il est notamment reconnu pour sa façon de décrire la vie dans la province russe à la fin du XIXe siècle ainsi que pour sa nouvelle approche dramatique. Les textes de Tchekhov mettent en scène des personnages dans une humanité nue qui continue de résonner à travers les époques. Sans jamais tomber dans la dichotomie entre le bien et le mal ni utiliser de situations hors de l’ordinaire, les dialogues d’apparence simple transmettent en sous-texte toute la complexité et la cruauté de l’existence humaine.
Alpiniste de la condition humaine
Catherine Vidal explore tous les aléas de la condition humaine au sein de sa compagnie, la bien-nommée Cœur battant. Les choix et les actions des représentants de son espèce sont le fondement de sa réflexion, qui, une fois sur scène, s’incarne dans un jeu physique marqué. L’adaptation théâtrale de l’œuvre Le grand cahier d’Agota Kristof, en 2009, marque d’une pierre blanche les débuts de sa pratique.
Elle collabore à plusieurs reprises avec l’auteur québécois Étienne Lepage : Robin et Marion, L’idiot d’après le roman de Dostoïevski et Le cœur en hiver, adaptation pour le théâtre de marionnettes du conte La reine des neiges d’Andersen (prix Louise-Lahaye). Avide de grands textes du théâtre contemporain mondial, elle se frotte aux écrits de l’Écossais David Harrower (Des couteaux dans les poules, production pour laquelle elle reçoit le prix de l’Association québécoise des critiques de théâtre 2013 de la meilleure mise en scène à Montréal), de l’Autrichien Thomas Bernhard (Avant la retraite), du Norvégien Arne Lygre (Je disparais), de l’Italien Stefano Massini (Chapitres de la chute – Saga des Lehman brothers, dont elle cosigne la mise en scène avec Marc Beaupré), de l’Italien Carlo Goldoni (Les amoureux), de l’Américaine Katori Hall (Au sommet de la montagne).
En 2016, elle est la deuxième récipiendaire de la bourse Jean-Pierre Ronfard et, en 2020, la première lauréate du prix Josette-Marchessault, visant à souligner l’apport des femmes artistes du milieu théâtral. Elle est aussi professeure au Conservatoire d’art dramatique de Montréal.
Les mises en scène de Catherine Vidal présentées au CNA :
Guillaume Corbeil a obtenu son diplôme en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre en 2011. Son recueil de nouvelles L’art de la fugue (2008) a été en lice pour le Prix littéraire du Gouverneur général du Canada et a reçu le prix Adrienne-Choquette. Son premier roman, Pleurer comme dans les films, est paru chez Leméac en 2009. Il a également signé en 2010 une biographie d'André Brassard.
Guillaume Corbeil a écrit de nombreuses pièces de théâtre, dont Le meilleur des mondes, produite au Théâtre Denise-Pelletier en 2019, et Pacific Palisades, présentée à Paris, à Montréal et à Ottawa. Il est aussi l’auteur de la pièce Cinq visages pour Camille Brunelle, pour laquelle il a reçu le prix Michel Tremblay et celui de l’Association québécoise des critiques de théâtre pour le meilleur texte en 2013; elle a été présentée au CNA en octobre 2014 dans une mise en scène de Claude Poissant.
Guillaume a coscénarisé le long métrage À tous ceux qui ne me lisent pas, pour lequel il a remporté le prix Iris du meilleur scénario. Actuellement, il fait partie de l’équipe d’auteurs de la série Alertes, diffusée à TVA, collabore à la réécriture de deux scénarios de films et à la scénarisation de quelques séries télévisuelles.
Texte
Anton Tchekhov
Traduction
André Markowicz et Françoise Morvan
Adaptation et collaboration dramaturgique
Guillaume Corbeil
Mise en scène
Catherine Vidal
Avec
Simon Beaulé-Bulman, Nathalie Claude, Frédéric Desager, Renaud Lacelle-Bourdon, Macha Limonchik, Igor Ovadis, Olivia Palacci, Daniel Parent, Madeleine Sarr et Mattis Savard-Verhoeven
Assistance à la mise en scène
Alexandra Sutto
Scénographie
Geneviève Lizotte
Assistance à la scénographie
Carol-Anne Bourgon Sicard
Lumière
Étienne Boucher
Conception sonore
Francis Rossignol
Vidéo
Zachary Noël-Ferland
Costumes
Wendy Kim Pires
Assistance aux costumes
Mathilde Donnard
Couture
Jez Yunk
Maquillages et coiffures
Justine Denoncourt-Bélanger
Accessoires
Sophie St-Pierre
Conseils au mouvement
Mélanie Demers et Sylvain Lafortune
Accompagnement vocal
Luc Chandonnet
Mise en scène de la pièce de Kostia dans l’acte 1
Sophie El-Assaad
Stagiaire à la mise en scène
Marc-Antoine Brisson
Direction de production
Catherine Comeau
Direction technique
Michel St-Amand
Production
Théâtre français du CNA
Coproduction
Prospero et Cœur Battant
Alliance internationale des employés de scène et de théâtre